En stage, je vais bientôt voir un enfant qui a de grosses difficultés de communication : il ne se retourne pas quand on l’appelle, il ne cherche absolument pas à entrer en contact et préfère rester « dans sa bulle ». Il est capable de parler mais son langage est une espèce de copié-collé, un ensemble de mots plaqués, qu’il répète sans véritablement y attacher de sens. Au regard de cette description, j’ai immédiatement pensé à un autisme : que nenni ! A part ces difficultés particulièrement préoccupantes, cet enfant est tout à fait « normal ». Ah oui mais euh… entre 0 et 4 ans, chez un enfant qui va bien, toute la sphère du langage est au premier plan : c’est comme s’il était programmé pour apprendre à parler, alors un enfant qui se trouve dans une situation pareille… il y a de quoi se poser des questions. En fait, en creusant un petit peu, on découvre que le langage de cet enfant n’est pas un copié-collé de n’importe quoi mais de… Dora l’exploratrice ! Ce dessin animé qui fait actuellement un carton a notamment pour principe d’être « interactif » : l’héroïne, Dora, s’adresse en effet régulièrement à l’enfant pour l’intégrer dans l’histoire. Par exemple, Dora arrive près d’une maison : elle se tourne alors vers l’écran et demande à l’enfant s’il serait d’accord pour qu’elle aille la visiter. Il y a alors une pause correspondant au temps de la réponse de l’enfant puis Dora s’exclame joyeusement « je vois bien que tu es d’accord, alors allons-y ! ». Allô Houston, on a un problème ! Et si l’enfant n’est pas d’accord ? Et s’il ne dit rien, tout simplement ? Ah ben oui, mais c’est pas grave, parce que les scénaristes ont décrété que Dora irait dans la maison, point. Pour des enfants un peu fragiles, qui sont un peu dans leur monde ou qui une famille peu stimulante au niveau des interactions, c’est une catastrophe ! Si la parole de l’enfant n’est pas prise en compte, où est l’interactivité ? On lui rentre joyeusement dans le crâne que la communication, c’est envoyer des messages et… c’est tout. Le langage n’a finalement aucun véritable intérêt, aucun impact sur le monde, ce n’est qu’un ensemble de sons que l’on émet. Le fait de s’adresser à quelqu’un est tout à fait inutile tout comme le fait de répondre quand on nous interpelle. On se retrouve donc avec des enfants qui ont des représentations de la communication totalement faussées et utilisent un langage plaqué. Un comble dans nos sociétés qui se disent « de communication » !
Certains y ont pourtant trouvé un filon : on a carrément vu apparaître des émissions destinées aux bébés de 18 mois ! C’est là qu’on a véritablement touché le fond. Si vous avez jeté un œil à l’article sur le développement de l’intelligence (vous savez, avec Piaget), vous savez que manipuler avec ses mains est très important. L’enfant a besoin d’explorer le monde, de le découvrir avec son corps : l’intelligence n’est pas quelque chose que l’on plaque, une espèce d’apprentissage par copié-collé, mais quelque chose qui se construit. Avec la télévision, il n’y a plus d’exploration, que celle-ci soit psychologique, relationnelle ou même affective. Ce n’est jamais que du gobage, de l’élevage en batterie.
Si vous vous intéressez aux « bébés téléphages », vous trouverez certainement votre bonheur avec l’ouvrage « Faut-il interdire les écrans aux enfants ? » de Serge Tisseron et Bernard Stiegler. En attendant, voici un peu l’idée générale en ce qui concerne le rapport entre le développement de l’identité et les écrans. Tout commence avec la « révolution du 9e mois », que tous les parents remarquent : apparaît alors l’attention conjointe (l’enfant et sa mère regardent le même objet : ils se réfèrent donc à la même chose, ce qui est l’une des bases du langage), l’enfant calle ses émotions sur celles de ses parents et commence à attirer l’attention de l’adulte, notamment lorsqu’il pointe quelque chose. Il entre donc dans la connaissance du monde d’abord par la reconnaissance d’un interlocuteur privilégié : avant d’être nous-mêmes, nous avons été amené à « être un autre ». Cela permet d’intégrer ce qui est dangereux et d’élaborer un « clavier émotionnel » mais du coup, on va aussi intégrer les névroses de l’adulte privilégié. Cela va influer sur la manière dont on va se socialiser dans notre culture. Par le jeu (seul ou avec l’adulte), l’enfant va développer ses relations avec le monde environnant. Quand il joue (dès qu’il tient deux petits objets), il met en scène alternativement tous les rôles (pas seulement le sien mais aussi l’adulte qui gronde ou réconforte). Il doit avoir la possibilité de construire tous les scénarios afin d’apprendre à prendre du recul. Le problème avec les bébés d’aujourd’hui, c’est qu’ils ont de moins en moins de temps pour jouer car on les met de plus en plus tôt devant la télévision. Cela diminue leur temps de jeu et les confronte à des situations très déroutantes pour eux. Ils vont voir des personnages qui sautent, crient, chuchotent… : l’adulte peut prendre du recul par rapport à ces va-et-vient, ces tressautements, ces écarts sonores. Mais pour le bébé, la télévision n’est pas un bruit de fond (sauf pour le langage : inutile de le mettre devant la télé pour lui apprendre à parler !) : ce qui nous semble anodin est en revanche, pour l’enfant, un déséquilibre de son monde intérieur. Frustré, il reste scotché à la télévision car il attend toujours la réparation, le dénouement qui lui permettra de se détacher enfin. Le bébé ne décroche plus de la télévision : si on l’arrête, il hurle. Il reste scotché dans un état de malaise et d’insécurité que seul le poste peut arrêter. Le bébé, confronté à ce déséquilibre, va essayer de repérer dans tout ce qu’il voit un personnage dans lequel il lui semblera reconnaître ce que sa famille attend de lui : il risque très vite d’enkyster un profil identificatoire, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus d’alternance des rôles et l’enfant sera figé dans un seul rôle (il sera toujours celui qui agresse ou toujours celui qui est agressé…). Or, dans la vie, il faut être capable de jouer tous les rôles : être capable d’être agresseur pour se protéger, être capable d’être victime quand on est en tort. Il est donc urgent de remettre les enfants devant leur jouet. Alors la télé, ce n’est pas avant 3 ans. Et à 3 ans, c’est pas plus d’une heure…
Le monde intérieur
Réflexion qu'un ortho a partagée avec moi : on s'intéresse de moins en moins au monde intérieur des enfants. On leur demande comment ils vont, ce qu'ils ont fait de leur journée, mais rarement ce qu'ils ont dans la tête comme ce dont ils ont rêvé, ce qu'ils pensent de telle ou telle chose... On reste de plus en plus focalisé sur le faire (ya qu'à voir certains profils Facebook : hier, j'ai mangé une pomme). Du coup, les enfants se posent de moins en moins de questions sur ce qu'ils pensent : l'introspection, le second degré passent progressivement à la trappe...
D’une façon générale, quand une loi est promulguée, il faut 10-15 ans pour qu’elle soit appliquée. Vous verrez, ça joue sur pas mal de choses...
1984 a marqué la nouvelle catégorisation des déficiences en général.
Ce mouvement était en marche en 1970 : c’était une réflexion différente qui amenait les professionnels de la santé et de l’éducation à considérer que l’environnement peut être tout autant handicapant que les conséquences de son déficit. Au terme de ces travaux pour reconsidérer le handicap de façon "écologique", il y a eu révision complète de toute la catégorisation des déficiences et notamment des déficiences mentales.
Jusqu’en 1984, on était considéré d’intelligence normale jusqu’à 90 de QI voire 85 selon le milieu parental.
Puis, de 90 à 75, on était déjà déficient mental léger. C’est important de l’avoir en tête car on va devoir le signaler aux instituteurs qui n’ont pas été mis au courant. Donc, de 90 à 75, les enfants étaient soit maintenus dans le système ordinaire soit dans des Clis (ça n’existait pas encore mais à peu près) ou en IME (instituts spécialisés).
De 75 à 60, les enfants étaient considérés comme ayant une déficience mentale moyenne et il était rare qu'ils restent dans un milieu ordinaire, même en classe spéciale : ils entraient en IME.
De 60 à 45, on était déficient mental profond.
Au bout de quelques années passées en IME, on proposait des apprentissages scolaires aux enfants de QI de 90 à 75, et il était courant que ces enfants, vers 13-14 ans, aient appris les bases de la lecture et du calcul, pour leur passage en ImPro (ils arrivaient à un niveau de moyen CM2). Seulement, les apprentissages scolaires ne leur étaient pas proposés à 6 ans mais vers 10-11 ans.
Puis, en 1984, changement de norme : le seuil de l’intelligence, en conséquences des travaux de l’OMS, est passé de 90 à 70 (il y en avait déjà certains qui étaient moyens dans ces déficients…). On est donc d’intelligence normale jusqu’à 70 de QI alors qu’avant, on était soit léger soit moyen. Les déficients mentaux légers vont de 69 à 45, et ainsi de suite.
Ainsi, nous vivons depuis une dizaine d’années les conséquences de cet élargissement de la norme : on n’est pas étonné que surgissent des troubles des apprentissages scolaires. A 6 ans, si on a 72 de QI on ne peut pas faire tout de suite d’apprentissage scolaire,;on le pourra, mais pas tout de suite.
On a vu des troubles, des difficultés apparaître (qu’on n’aurait très bien pu prédire). Un enfant dyslexique qui a 92 de QI ou plus et un enfant dyslexique qui a 72 de QI ne sont pas comparables ! Les MDPH croulent aujourd’hui sous les dossiers. Jamais on ne voit écrit cet élargissement de la norme. Pourtant, on ne peut pas faire comme si ça n’existait pas : un enfant qui présente des difficultés logico-maths, plus des difficultés de compréhension des consignes, plus des difficultés de compréhension de l’implicite… une orthophoniste qui a connu la période d’avant, dira certainement qu’il y a un déficit intellectuel.
Ce n’est pas un jugement de ces enfants : ils sont maltraités par le système. Dans chaque classe, il y a donc 5 à 7 enfants qui ne comprennent rien à rien en classe depuis l’âge de 3 ans mais comme ils ont un QI "correct" (en tous cas dans la nouvelle norme) et qu’ils ne mordent pas, on les laisse là.
Il faut bien comprendre quelles conséquences cet élargissement de la norme a eu dans le système. Ce n’est pas que les enfants n’apprennent plus ou que ce ne sont pas les bonnes méthodes.
La majorité des enseignants ne sont pas informés de cet élargissement de la norme !
Les Clis ont accueilli des enfants qu’elles n’avaient jamais accueillis non plus. Les instits spécialisés de Clis ont vu arriver des enfants qui sont à 1000 lieues d’entrer dans le nombre, qui vont développer des troubles associés, des dépressions…
Il y a en plus des enfants qui jouent de moins en moins, manipulent de moins en moins. Ce n’est pas le boulot des orthos de suspecter un déficit intellectuel, c’est ce lui des psy, mais il faut faire attention.
La loi de 2005 (à lire !) a mis en place les MDPH … mais aussi des choses énormes, comme la comptabilisation des heures du système scolaire qui ne se fera plus en fonction de l’enfant mais d’un forfait : il y aura attribution, par l’académie, d’un forfait d’heures à attribuer aux enfants.
Par exemple, un inspecteur recense 100 enfants. De la Grande section au CM2, ça fait 6 ans. Chaque enfant bénéficie d’un parcours de scolarisation et ce parcours est constitué de 6 fois X nombre d’heures que l’inspecteur va demander à l’Etat. Mais la loi de 2005 prévoit que certains enfants ne réussiront pas tous et elle prévoit donc un supplément d’heures équivalent à deux années pour ceux qui ont besoin d’aller en Itep parce qu’ils mordent un peu trop leur voisin ou en institut parce qu’ils sont sourds (il n’y a plus de redoublements, c’est interdit depuis 2007 mais comme dit plus haut, il faut 15 ans pour que ce soit appliqué).
Deux années seulement, et ensuite, l’enfant revient dans sa classe d’âge. Il y a donc chamboulement du statut des établissements de l’Education nationale qui vont devenir des annexes.
Résumons-nous, l’inspecteur a demandé un certain nombre d’heures plus des heures supplémentaires pour les enfants en difficultés, il demande un forfait au préfet (qu’est-ce qu’il fiche ici, celui-là ?) qui va les demander à l’Etat. On a donc un changement total de paradigme : t’as eu tes deux années, t’as pas saisi ta chance donc tant pis pour toi…
Il faut donc que les orthophonistes restent vigilants pour ne pas se soumettre à la demande de rentabilité. Un enfant qui a un handicap ne sera pas rétabli en 30 séances.